XXVIII. Statistiques quantiques

Statistique de Bose-Einstein. Statistique de Fermi-Dirac. Comparaison des statistiques.

1. Introduction

Dans l’étude que nous avions faite de l’équilibre d’une masse gazeuse au moyen de la statistique classique, nous avions été conduits à représenter l’état individuel d’une molécule par un point figuratif dans une extension en phase découpée en cellules élémentaires. L’ensemble des degrés d’occupation de chaque cellule représentait la complexion occupée par l’assemblée des N molécules.

Pour définir par contre l’état microscopique, nous avions groupé les cellules en domaines et défini l’état par l’ensemble des degrés d’occupation des divers domaines de l’extension en phase. Nous allons maintenant retrouver une situation analogue en adoptant au départ un point de vue fort différent.

Nous considérerons une assemblée formée d’un grand nombre de systèmes identiques, les systèmes individuels pouvant être des molécules, des atomes ou même des particules élémentaires telles que électrons, photons etc. et nous allons porter notre attention sur l’énergie de chacun des systèmes qui constituent l’assemblée. On suppose que les interactions entre les divers systèmes sont pratiquement nulles, mais pas tout à fait cependant, de telle sorte que l’assemblée puisse évoluer vers l’état d’équilibre thermique.

Nous considérerons chaque système comme pouvant occuper un certain nombre de niveaux d’énergie distincts \(U_i\). Ceci est en accord avec la quantification des niveaux d’énergie de l’atome. Chaque atome ne peut occuper qu’un certain nombre de niveaux d’énergie bien définis, le passage d’un niveau à l’autre étant accompagné de l’émission ou de l’absorption d’un quantum d’énergie parfaitement déterminé, c’est-à-dire par l’émission ou l’absorption d’un photon de fréquence \(\nu\) bien déterminée, par la relation : \[h~\nu=E_i-E_f\qquad\text{i, f : niveaux initial et final}\]

L’atome est susceptible d’occuper un certain nombre d’états distincts, mais la seule spécification de l’énergie ne suffit pas à définir l’état. Chaque niveau d’énergie correspond à tout un ensemble d’états différents. Ainsi, un état d’énergie \(U_i\) peut être obtenu à partir de \(g_i\) configurations de distinctes de l’atome. Nous dirons que l’état d’énergie \(U_i\) est un état dégénéré, l’ordre de dégénérescence de cet état étant \(g_i\).

2. Statistique de Bose-Einstein

Dans la statistique de Bose-Einstein, la situation est exactement la même que dans la statistique classique développée précédemment : les niveaux d’énergie jouent le rôle des domaines, les cellules étant représentées par les configurations distinctes qui correspondent au même niveau d’énergie. Nous aboutissons donc au même résultat :

À l’équilibre thermique à la température \(T\), le degré d’occupation du niveau \(U_i\) est \(N_i\) : \[\frac{N_i+g_i}{N_i}=\exp(\alpha+\beta~U_i)\quad\Rightarrow\quad N_i=\frac{g_i}{\exp(\alpha)+\beta~U_i}-1\]

On sait que \(\beta=1/k~T\).

\(\alpha\) est obtenue en écrivant que le nombre total des systèmes est égal à \(N\).

Si nous ne nous sommes pas imposé la température \(T\), mais si nous avons au contraire laissé le système se mettre à l’équilibre thermique à l’intérieur d’une enceinte adiabatique et imperméable aux échanges de travail, nous obtiendrons les deux constantes en écrivant que le nombre total de systèmes est \(N\) et leur énergie totale (énergie initiale) \(U\).

Remarquons que la formule que nous avons obtenue est différente de celle obtenue en mécanique classique. Cela tient à ce que nous n’avons pas négligé \(N_i\) devant \(g_i\).

La statistique que nous venons d’esquisser ici suppose implicitement que chaque configuration (ou sous-niveau) peut être occupée par un nombre quelconque de systèmes ; elle porte le nom de statistique de Bose-Einstein. C’est effectivement à cette statistique que satisfont certaines particules comme les photons, les atomes d’hélium 4, etc.

3. Statistique de Fermi-Dirac

Pour d’autres particules telles que les électrons, les protons, etc., on se trouve conduit à adopter un mode de dénombrement des complexions tout à fait différent qui va nous conduire à la statistique de Fermi-Dirac.

On admet maintenant que chaque sous-niveau (cellule) ne peut être occupée que par un système au maximum. Un calcul analogue à celui mené en statistique classique conduirait à la distribution d’équilibre : \[N_i=\frac{g_i}{\exp(\alpha+\beta~U_i)+1}\]

4. Comparaison des statistiques

Nous remarquons immédiatement que les deux statistiques de Bose-Einstein et de Fermi-Dirac conduisent pratiquement au même résultat si le nombre de systèmes à distribuer entre les sous-niveaux est beaucoup plus faible que le nombre de sous-niveaux ou cellules, ce qui revient à dire que le degré d’occupation moyen des cellules est très faible, soit : \[\frac{N_i}{g_i}~\ll~1\qquad\text{ou encore :}\quad\exp(\alpha+\beta~U_i)~\gg~1\]

C’est ce que nous avions explicitement supposé dans l’établissement de la statistique classique : on peut alors négliger l’unité devant l’exponentielle au dénominateur et l’on retrouve alors le résultat que nous avions précédemment obtenu : \[\frac{N_i}{g_i}=\exp\{-(\alpha+\beta~U_i)\}\]

La statistique que nous avions développée sous le nom de statistique classique constitue donc la limité commune vers laquelle tendent les deux statistiques quantiques lorsque le nombre de cellules ou sous-niveaux est très grand devant le nombre de systèmes à distribuer entre ces sous-niveaux.

Cela ne doit pas nous étonner : si le nombre de sous-niveaux est très grand devant le nombre des systèmes, il y aura bien peu de chances de trouver deux systèmes dans le même sous-niveau et la différence entre la statistique de Bose-Einstein qui permet de telles occupations multiples et la statistique de Fermi-Dirac qui les interdit tendra à disparaître.

C’est pratiquement le cas de toutes les assemblées d’atomes et de molécules à des températures qui ne sont pas extrêmement basses et à des pressions qui ne sont pas énormes. Tous les gaz aux pressions et aux températures usuelles obéissent à la statistique classique : plus précisément, ils obéissent soit à la statistique de Fermi-Dirac, soit à celle de Bose-Einstein, mais les conditions sont telles que les deux statistiques conduiraient pratiquement au même résultat : celui de la statistique classique qui leur est commune. Il en est de même d’un gaz d’électrons dans le vide.

Cependant, les électrons dans les métaux (qui ne peuvent être considérés comme libres et constituant un gaz d’électrons) constituent en fait un gaz tellement dense que la statistique classique ne s’applique plus du tout dans ce cas et que la répartition est fournie par la statistique de Fermi-Dirac : tous les niveaux de basse énergie sont complètement occupés et une variation de température ne modifie sensiblement pas cette répartition (elle ne modifie que la distribution des électrons dans les niveaux supérieurs, c’est-à-dire ceux des niveaux occupés dont l’énergie est la plus élevée).

On conçoit dans ces conditions que le gaz d’électrons libres n’intervienne pas dans le calcul de la chaleur spécifique des métaux aux températures usuelles ; c’est là un fait expérimental que seule la statistique de Fermi-Dirac a permis d’interpréter. Un exemple d’application de la statistique de Bose-Einstein est fourni par l’étude du rayonnement thermique.

Signalons de nouveau que l’on a tenté d’interpréter les propriétés particulières de l’hélium 4 aux basses températures en remarquant que les atomes de \(He^4\) satisfont à la statistique de Bose-Einstein.

Remarquons en effet que la statistique de Bose-Einstein tend à concentrer plus de systèmes (nous dirons atomes) dans les niveaux de basse énergie que la statistique classique, et cela principalement aux très basses températures où le coefficient \(\beta\) devient très grand.

Prenons comme origine des énergies \(U_i\) celui du niveau le plus bas (changer l’origine des énergies revient seulement à modifier le coefficient \(\alpha\)). Supposons non dégénéré le niveau le plus bas \((g_0=1)\) et soit \(\varepsilon_1\) l’énergie du niveau immédiatement supérieur. On voit immédiatement que, à très basses températures, la quasi-totalité des atomes (en nombre total \(N\)) se dispose dans le niveau le plus bas, soit :

\[\begin{aligned} N_0=\frac{1}{e^{\alpha}-1}&\approx N\\ \text{On a donc :}\quad e^{\alpha}&\approx 1+\frac{1}{N}\\ \text{et en supposant N grand :}\quad \alpha&\approx\frac{1}{n} \end{aligned}\]

Le degré d’occupation du niveau immédiatement supérieur est alors : \[N_1=\frac{g_1}{\exp(\alpha+\varepsilon_1/k~T)-1}\]

Supposons \(\varepsilon_1/k~T\) très grand, donc \(T\) très basse. Nous obtenons : \[N_1\approxeq\frac{g_1}{\exp(\varepsilon_1/k~T)-1}\]

et pour les autres niveaux : \[N_i\approxeq\frac{g_i}{\exp(\varepsilon_i/k~T)-1}\]

Le nombre d’atomes occupant les niveaux excités ne dépend que de la température et non plus du nombre total \(N\) des atomes. La situation est à peu près la même que dans le cas des photons dont le nombre total est imposé par la température de l’enceinte (rayonnement du corps noir). Toutefois, il ne s’agit là que d’une proportion très faible de l’ensemble des atomes en nombre \(N\), la majeure partie d’entre eux étant au voisinage du zéro absolu groupée dans le niveau le plus bas.

Lorsque la température tend vers zéro, la proportion des atomes d’hélium qui sont tombés sur le niveau le plus bas (que tous occupent au zéro absolu) tend à devenir égale à 1. Nous retrouvons la séparation en atomes superfluides et en atomes normaux, la proportion des premiers tendant vers 1 quand on approche du zéro absolu. Bien entendu, l’entropie de l’assemblée tend vers 0 lorsque tous les atomes viennent occuper le niveau le plus bas, non dégénéré.

Il ne s’agit là bien entendu que de considérations toutes qualitatives : un calcul rigoureux devrait tenir compte des interactions entre les atomes (forces de Van der Waals) qui viennent ajouter leurs effets à celui de la condensation caractéristique de la statistique de Bose-Einstein. Le problème de l’interprétation quantitative du comportement si curieux de l’hélium II aux basses températures n’est pas complètement résolu.

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